Article de Bertrand BADIE, professeur des Universités à Sciences Po Paris. Il a été directeur des Collections des Presses de Sciences Po (1994-2003) et du Centre Rotary d’études internationales sur la paix et la résolution des conflits (2001-2005). Initialement publié le 03 Avril 2020, sur le portail de l’OCDE
La mondialisation est un processus extrêmement complexe ; il serait donc excessif de voir dans l’épidémie de coronavirus (COVID-19) un simple résultat de ce processus. De par son rythme, son mode de diffusion et la rapidité de son extension mondiale, l’actuelle pandémie nous conduit cependant à mettre le doigt sur l’essentiel : notre monde compte aujourd’hui sept milliards et demi d’acteurs, dont les micro-stratégies respectives sont aujourd’hui infiniment plus déterminantes pour l’ensemble qu’autrefois.
La mondialisation a été « montée à l’envers ». Dans l’euphorie qui avait accompagné et suivi la chute du mur de Berlin, on a voulu faire de celle-ci la nouvelle vitrine d’un monde libre, vainqueur en même temps des totalitarismes et des idéologies étatistes. On devinait alors que ce monde post-bipolaire allait changer d’étiquette : il ne s’inscrirait plus dans une concurrence idéologique qui s’affaissait, mais dans un consensus nouveau, interactif, intégré et pragmatique qu’on nommait à la hâte « mondialisation ». On se dispensait de définir ce nouveau concept fétiche, mais on se persuadait qu’il était possible de l’identifier avec les moyens du bord : le marché ferait l’affaire. On ne craignait pas de puiser dans la mémoire : Adam Smith, les économistes écossais du XVIIIème siècle et bien d’autres nous avaient appris que les échanges généralisés pourraient produire un ordre qui serait, cette fois, mondial…
C’est ici que commence l’erreur de montage qui a conduit à gérer l’après comme avant, avec, en prime, une rigueur dogmatique conduisant Margaret Thatcher à affirmer, comme parole d’Évangile, « qu’il n’y avait pas d’alternative ». Dans la tragédie que nous traversons, nous comprenons peu à peu que cette erreur « néo-libérale » était d’autant plus lourde et colossale qu’elle était double.
D’abord, cette réaction inaugurait une confusion durable et funeste : désigner, par un même mot, la mondialisation comme processus et la mondialisation comme mode de gestion. La première est évidemment en amont de la seconde ; elle n’est pas fondée sur l’économique, mais sur une formidable révolution technologique, affectant en même temps la communication, les transports et, plus généralement, tous les supports de l’interaction sociale. Le résultat valait tout simplement abolition des distances, croissance exponentielle des contacts sociaux, et mobilité généralisée. Voilà qui bouleversait le politique fondé jusqu’alors sur la géométrie territoriale. L’urgence eût été de gérer ce nouvel ordre. Au lieu de cela, on en a négligemment fait l’instrument qu’on imaginait obéissant d’une mondialisation-gestion, entièrement confiée au marché.
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De là dérive la deuxième erreur : penser que le marché allait maîtriser, dans sa rigueur apurée, les nouveaux caprices la mondialisation-processus. L’essentiel du drame s’est noué ici : les yeux rivés sur la seule circulation des biens, on ne voulait pas voir la révolution qui se déchaînait dans l’organisation des comportements sociaux. On n’avait pas compris que l’être humain s’adaptait à la communication généralisée, à une mobilité facilitée, tout en se construisant un imaginaire mondialisé. On ne voulait pas admettre que la mondialisation-processus banalisait la migration, créait au quotidien une interdépendance de fait entre les acteurs sociaux qui pouvait aussi déboucher sur des heurts inter-sociaux qui faisaient fi des frontières. On n’entendait pas le PNUD qui, dès 1994, nous disait sagement que la mondialisation inventait une nouvelle sécurité qui n’était plus d’ordre militaire, mais humain, incluant notamment la sécurité alimentaire (dont le défaut fait près de 9 millions de morts par an), la sécurité environnementale et la sécurité sanitaire que nous découvrons maintenant parce qu’elle ne menace plus seulement l’Afrique !
On a alors pris l’histoire à contre-sens : le tout économique cristallisé dans le marché abolissait en même temps le politique et le social. Le premier devenait inutile face à un consensus mou qui devait nous dispenser du luxe coûteux du débat ente modèles de cité. Nous l’avons payé cher en subissant la vague populiste qui en a dérivé, porteuse de slogans, mais privée de solutions. Dans le même temps, on raillait le social, passéiste et inefficace, qu’on reléguait au statut de « ruissellement » : « growth is good for the poor » et il suffisait d’attendre les effets bénéfiques de la croissance. Protection devenait un gros mot, jusqu’au jour où le vocable prit cyniquement sa revanche alors que vinrent les premières attaques virales sur le monde… On remonta en hâte le mécano politique dans le bon sens. Avec la crise, l’État de bien être est à nouveau évoqué et on redécouvre soudain le sens de cette exceptionnelle mobilisation sociale qui a jalonné toute l’année 2019, de Santiago à Beyrouth, de Paris à Téhéran, de Port au Prince à Alger, où on revendiquait précisément un retour solidaire du social et du politique.
Remonter la mondialisation à l’endroit, c’est distinguer entre ses deux faces, l’une ineffaçable – la mondialisation-processus -, et l’autre aménageable – la mondialisation-gestion. Remonter la mondialisation à l’endroit, c’est réinventer le politique et le social pour l’adapter aux données nouvelles. Par une gestion de biens devenus communs ou de menaces désormais solidaires qui impliquent une gouvernance coordonnée. Par une réinvention de l’altérité qui suppose de dépasser le couple périmé de l’ami-ennemi pour lui substituer l’idée de partenaire, celui que je dois faire gagner pour protéger mes propres gains. Par un réengagement total des dépenses publiques, calquées sur l’impérieux besoin d’accompagner les interdépendances au lieu de les concevoir en fonction du vieux paradigme westphalien de la compétition inter-étatique.