Les Femmes Ingénieures Marocaines et choix de carrières
Extrait d’une communication faite par Scarfò Ghellab Grazia, (Sociologue, Professeure de sociologie à l’Ecole Hassania des Travaux Publics de Casablanca, Maroc et Directrice d’études invitée à la FMSH), dans le cadre d’une recherche sur Les ingénieurs et la société maghrébine. Recherche qui est cordonnée et financée par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis.
Les carrières des femmes ingénieurs diplômées des grandes écoles françaises (presque toutes sans exception) sont plus rapides et plus brillantes que celles des leurs homologues issues de l’EHTP ou de l’EMI, qui – nous rappelons – représentent les écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses au Maroc. Et cela est vrai aussi pour leurs camarades hommes.
Les grandes écoles françaises (et notamment l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, l’Ecole Polytechnique, Centrale Paris, l’Ecole des Mines, etc.) semblent à présent – mais une enquête systématique sur les ingénieurs marocains diplômés est indispensable – s’affirmer comme un lieu aussi bien de reproduction des élites marocaines que de production et donc de promotion sociale pour les jeunes issus des familles peu ou moyennement dotées.
Du même auteur: POUR BIEN CONNAÎTRE L’UNIVERS DES INGÉNIEURS AU MAROC
Toutefois, dans l’analyse de la trajectoire professionnelle des “ héritières ” nous remarquons que, à parcours scolaire égal que les autres “héritiers ” (mission française, école préparatoire en France et grande école d’ingénieurs française : la voie royale), elles occupent, elles aussi, des très hauts postes, mais dans le secteur privé et dans des fonctions par lesquelles elles sont loin des pôles de décision et de pouvoir véritables. Leur nombre est toutefois tellement faible qu’il est impossible d’en déduire l’existence d’un phénomène. Mais, ces trajectoires invitent certainement à en savoir plus.
En particulier, le récit de l’une d’entre elles nous interpelle : issue d’une très grande école française, à sa rentrée au Maroc, elle rencontre plusieurs personnes dans le public qui la décourage fortement à entreprendre cette carrière : “ Ils m’ont dit que ce n’est pas pour moi, que j’aurais eu du mal à m’imposer dans un milieu fortement masculin et puis que les salaires n’étaient pas à la hauteur du diplôme que je possède. ”. Pourtant, nous retrouvons certains de ses camarades ayant un parcours fort semblable qui – encouragés par le même réseau à rentrer dans le public – se retrouvent aujourd’hui à participer à la gestion des sorts du pays.
Une autre interviewée, ayant eu une carrière brillante dans le privé, nous confie : “ Je pense aujourd’hui au public, mais pour les postes qui m’intéressent, je n’ai pas la même légitimité qu’un homme. Les gens me regarderaient comme une gamine et, en plus, femme. ”.
La variable “ sexe ”, dans ce cas encore, semble primer sur la variable “ origine sociale ” et sur celle relative à l’école d’appartenance.
Et si, en revanche, ce n’était qu’une question de choix ? Et si les “ héritières ” préféraient le secteur privé ?
Il est vrai – et cela concerne tous les entretiens et tous les milieux sociaux d’origine des interviewées – que tous les attraits que le public semble posséder aux yeux des ingénieurs hommes n’apparaissent jamais dans les réponses des ingénieurs femmes. Notamment, celles qui ont intégré le public disent l’avoir fait principalement pour des raisons de stabilité : le prestige que le public apporterait pour leurs camarades hommes n’est absolument pas mentionné.
Une autre raison souvent citée est le fait que certaines écoles, pour donner des bourses d’études aux étudiants, demandaient en contrepartie un engagement de leur part au moment de la sortie de l’école auprès du ministère de tutelle. Par exemple, l’EHTP depuis sa création fait partie du Ministère de l’Equipement : il s’agissait alors pour ces étudiantes de signer un contrat véritable et d’intégrer, une fois diplômées, un Office dépendant du Ministère ou le Ministère lui-même.
Une fois le choix fait, d’autres priorités (maternité, etc.) ont de fait empêché de changer de direction et d’aller vers le privé. Certaines d’entre elles affirment, en revanche, ne jamais avoir songé à changer de voie : c’est le cas de celles qui ont intégré un Office. Un poste dans un Office est présenté comme plus attrayant par rapport à un poste au sein d’un ministère en raison des salaires plus consistants.
Celles qui travaillent dans le secteur privé citent, elles aussi, les salaires comme une raison de leur choix et puis l’intérêt du travail : “ Ce n’est pas vraiment un choix : j’avais postulé un peu partout, dans le public et dans le privé. Mais, je me verrais très mal dans un environnement où il n’y a pas de travail. Même si les horaires sont plus souples, je préfère rester dans le privé plutôt que faire du public dans une administration où il n’y a rien à faire. ”.
Le pragmatisme semble être à la base de ces stratégies de carrière.
A ce propos, il peut être utile de citer les analyses de M. Duru-Bellat sur les choix plus conventionnels – comme le choix du public pour des raisons de stabilité – accomplies par ces femmes ingénieurs. Cet auteur refuse d’interpréter ces choix comme le fruit d’une intériorisation des modèles éducatifs sexistes inculqués par un environnement familial rétrograde : le concept d’ “ ACTEUR ” revient.
Si ces femmes choisissent le secteur public parce qu’il garantit une stabilité d’emploi et de salaire, ces choix sont à interpréter comme le résultat d’un calcul stratégique et d’un intérêt spécifique. Donc, à la base de l’orientation vers le public ou de l’orientation vers le privé ou encore du choix d’un parcours fortement masculin de sciences dures, il y a les mêmes femmes, actrices de leur destinée, qui font ces choix pour des “ bonnes raisons ” : parmi ces raisons, il peut y avoir la stabilité, l’intérêt pour le contenu du poste, le salaire, etc.
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