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Les ingénieurs et la crise de l’Etat par Ali El Kenz (3/4)

les ingénieurs et le pouvoir

Ingénieurs et l'EtatA partir des années quatre-vingt, comme il arrive dans la plupart des pays du Tiers Monde, la majorité des économies et des Etats de la région entre dans un cycle nouveau. La crise en Occident commence à produire ses effets dévastateurs dans le reste du monde, et les pays arabes ne sont pas épargnés. La fin du développementisme frappe ici de plein fouet des pays comme l’Egypte ou l’Algérie ; mais des régimes libé­raux, comme le Maroc ou la Tunisie, malgré leur politique économique déjà ouverte au secteur privé, n’échappent pas à la dynamique impla­cable du néo-libéralisme mondial.

C’est en Egypte, avec l’ancien président Sadate à la fin des années soixante-dix, que commence la politique d’infïtah (ouverture écono­mique). Le secteur public (dans l’industrie, l’agriculture, le commerce et les banques) largement dominant est voué en principe au démantèle­ment progressif, la monnaie nationale plusieurs fois dévaluée, tandis que les entreprises privatisées licencient des milliers de travailleurs. Les ingé­nieurs sont encore épargnés par le mouvement ; mais il n’y a plus d’em­plois pour ceux qui sortent des instituts et des universités. Beaucoup émigrent en Irak qui commence une longue guerre avec l’Iran ; ou dans les pays du Golfe, qui entament grâce à la hausse des prix pétroliers en 1973 une politique de développement économique tous azimuts. D’autres s’installent en Libye. Sur le moment donc, la crise est imper­ceptible, les ingénieurs de retour s’affairent dans la création de leurs pmi ; la mode chez les analystes est au secteur « informel ».

Au Maroc et en Tunisie qui négocient, à quelques années près (1982 pour le premier, 1984 pour la seconde), leurs premiers Plans d’ajuste­ment structurel, les effets sont moins graves sur le moment. L’économie est largement privatisée depuis longtemps et les structures de formation s’adaptent aisément à la nouvelle donne. Les priorités accordées ancien­nement à l’agronomie et à l’hydraulique se sont avérées efficientes et les nouvelles cohortes d’ingénieurs peuvent encore trouver un emploi dans les grandes fermes privées (qui produisent pour l’exportation) ou dans les offices d’aménagement du territoire.

C’est en Algérie que la crise économique aboutit à un véritable effon­drement des structures étatiques et à une semi-paralysie des entreprises publiques. Les diplômés des universités et des instituts technologiques ne trouvent plus d’emploi tandis que les revenus des ingénieurs en poste ne résistent pas à l’inflation. Mais à la différence de l’Egypte, les cou­rants migratoires avec les pays du Golfe n’existent pas et le marché fran­çais, déversoir habituel de l’émigration algérienne, est lui-même en crise profonde. Les ambassades des Etats-Unis et du Canada accordent les premiers visas de migrants à des ingénieurs.

Les années passent et la crise s’étend à tous les secteurs et s’appro­fondit. Après la guerre du Golfe, la majorité des pays arabes entrent dans une instabilité chronique. L’Irak et la Libye qui absorbaient une partie des ingénieurs égyptiens sont sous embargo. Les Etats du Golfe abandonnent une partie des programmes économiques prévus ; le Koweit et l’Arabie Saoudite sont même endettés ! La Syrie, avec ses 40 % de budget réservé à la défense, est en véritable économie de guerre ; tandis que l’Algérie n’est plus un pays rentier mais un pays endetté qui rééchelonne et signe des accords d’ajustement structurel avec le fmi. Partout, à l’exception notable mais fragile de la Tunisie et du Maroc, les économies nationales et les Etats qui les dirigeaient vivent une période dramatique de décomposition.

Résumons à grands traits les nouvelles réalités. Sauf en Irak et en Libye, partout les secteurs publics économiques sont restructurés : privatisation progressive, licenciement des person­nels, arrêt des recrutements, baisse des salaires réels constituent les élé­ments principaux qui accompagnent ce processus. Cette fin brutale de ce que S. Amin a appelé « le fordisme périphérique » touche frontalement les secteurs industriels, les services socio-éducatifs, le logement. La crise est d’autant plus profonde quand ces secteurs occupent une place importante dans la société considérée ; c’est le cas de l’Algérie et de l’Egypte, alors que le Maroc et la Tunisie sont relativement moins déstructurés.

Ce processus intervient au moment où la libre circulation des per­sonnes (les migrations) est freinée dans toutes les directions : l’Europe, et notamment la France, se referme à l’émigration maghrébine (en par­ticulier algérienne) ; tandis que le marché du Golfe refuse de plus en plus la main-d’œuvre en provenance du Machrek ; et que l’Irak, la Libye sont sous surveillance. Or, ces mouvements migratoires jouaient un rôle important de régulation, notamment au Machrek où l’offre de main-d’œuvre qualifiée (les ingénieurs) rencontrait dans les économies du Golfe une demande correspondante. Enfermés dans les frontières de leurs pays, les ingénieurs en excédent sont amenés à s’organiser pour résister à la paupérisation qui les touche.

Si les entreprises ne recrutent plus (quand elles ne licencient pas), les Etats, sous les injonctions des institutions de Bretton Woods, for­ment de moins en moins et de plus en plus mal. Les laboratoires ne sont plus entretenus, les instituts sont asphyxiés par les restrictions budgé­taires ; partout les rythmes de formation des ingénieurs se ralentissent, tandis que les programmes pédagogiques vieillissent et sont dépassés par le progrès technologique.

Les régimes politiques abandonnent parfois le système du parti unique et concèdent tendanciellement une plus grande liberté associa­tive, notamment pour les syndicats de travailleurs et les associations professionnelles. Les pouvoirs affaiblis économiquement le sont aussi politiquement ; et dans les « espaces sociaux vides » qui se constituent dans le sillage du retrait de l’Etat, des embryons de société civile se met­tent en place. Notamment pour les ingénieurs, qui abandonnent bon gré mal gré leur vieux costume de « cadres de l’Etat » pour devenir des « agents sociaux » d’un type nouveau.

A faire suivre: Les ingénieurs et le mouvement social (4/4)

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