Les ingénieurs et le mouvement social par Ali El Kenz (4/4)

Trois évolutions typiques nous paraissent ici intéressantes à analyser. Le premier type est représenté par l’Irak et correspond à ce que nous avons appelé le «patriotisme social », pour le différencier du « nationalisme d’Etat » qui prévalait avant la guerre. Le second est représenté par l’Egypte et l’Algérie qui illustrent parfaitement un mouvement de prolétarisation accélérée des métiers d’ingénieurs. Le troisième, représenté par le Maroc, la Tunisie (et peut-être aussi la Syrie mais sous d’autres formes), illustre bien les processus de différenciation qui recomposent les métiers d’ingénieurs selon des logiques de classes.
Bien entendu, ces logiques n’ont jamais été totalement absentes des processus de formation de cette catégorie socioprofessionnelle, mais le néolibéralisme économique qui préside aux nouvelles orientations a pour effet d’en accentuer l’efficace propre. Bien sûr, et pour paraphraser Weber, il y a du « patriotisme social » dans tous les pays, ainsi d’ailleurs que des mouvements de prolétarisation et de différenciation. Mais c’est dans le premier cas, celui de l’Irak, que le patriotisme est le plus accentué ; dans le second que la prolétarisation est la plus poussée ; dans le troisième que la différenciation est la mieux affirmée. Notre distinction doit être comprise dans ce sens, comme une distinction de méthode.
Le patriotisme social des ingénieurs irakiens
Après la guerre et les destructions massives des infrastructures économiques et des installations industrielles qu’elle a entraînées, l’Irak est placé sous embargo. L’économie du pays est asphyxiée par la fermeture des frontières, on s’attend à un effondrement général des structures sociales qui entraînera celui du pouvoir politique. A l’étonnement général, ces prévisions sont démenties par les faits. Certes la société est en déliquescence, le banditisme et l’insécurité sont généralisés, les révoltes collectives nombreuses ; mais dans cette sorte de chaos, l’économie du pays se rétablit peu à peu tandis que les grandes infrastructures (ponts, centrales électriques, réseaux hydrauliques, etc.) sont reconstruites pour l’essentiel, et en un temps record.
La qualité et la vitesse de la reconstruction de l’économie du pays montrent bien que les capacités scientifiques et technologiques, qu’on savait par ailleurs importantes, n’ont pas été gravement endommagées par la guerre. Mais elles indiquent surtout le niveau élevé de mobilisation qui a permis aux travailleurs, et en particulier aux ingénieurs, de mener à bien cette opération. La question est d’autant plus intéressante qu’on ne peut imputer au régime politique du parti « baath » la responsabilité de l’opération. Ses capacités d’organisation et de mobilisation, ses pouvoirs de « commandement » et d’« hégémonie » pour parler comme Gramsci, se sont en effet bien amoindris, et dans certains secteurs complètement effondrés, si bien qu’ils ne peuvent être crédités de ce succès.
C’est du côté de la société qu’il faut diriger l’analyse : on y remarquera que les nouvelles représentations collectives y sont travaillées en profondeur par une conscience patriotique, exacerbée par l’injustice de la guerre et la solitude de l’embargo qui lui a succédé. Reconstruire le pays devient dans cette perspective un « défi national » qui nous renvoie par analogie à l’Allemagne de 1920, ou au Japon sitôt après la seconde guerre mondiale. De ce défi, les ingénieurs irakiens sont devenus, par la force des choses, l’élément moteur. C’est sur eux et leur pouvoir d’expertise que repose le succès de toute l’opération ; mais face à l’effondrement des structures politiques, ils doivent aussi mobiliser les autres catégories de travailleurs et sont de ce fait amenés à fonctionner non seulement comme catégorie socioprofessionnelle, mais aussi comme une véritable élite dont le leadership est accepté par tous. Quelles peuvent être à l’avenir les relations que celle-ci entretiendra avec le pouvoir militaire, nul ne le peut prévoir ; mais d’ores et déjà on peut penser que c’est à travers ces relations que se jouera en grande partie le modèle social et politique de l’Irak postembargo.
La prolétarisation des ingénieurs
C’est en Egypte (à partir de 1980) et en Algérie (à partir de 1990) que le mouvement de prolétarisation des ingénieurs est le plus remarquable. Conséquence de l’abandon graduel (comme en Egypte) ou précipité (comme en Algérie) de l’économie étatique, il se développe dans un contexte d’appauvrissement général de la société mais aussi de réorientation de l’activité économique vers les services et le commerce. Ce sont donc les couches d’ingénieurs liées à l’activité industrielle qui sont les premières touchées par le changement, et notamment les plus jeunes d’entre eux qui ne trouvent plus d’emploi. Pour l’Egypte, comme on l’a noté précédemment, l’émigration vers l’Irak et la Libye, ou vers les pays du Golfe permet dans un premier temps d’atténuer la crise. En Algérie, surtout pour les ingénieurs de travaux, le marché français en absorbe une partie. Mais, avec l’extension de la crise, ces solutions montrent leur caractère provisoire et ponctuel.
La prolétarisation est inéluctable pour la majorité. « Lâchés » par l’Etat, les ingénieurs s’organisent. Les anciennes associations professionnelles liées aux anciens partis uniques sont débordées. Dans les deux pays, des organisations de défense du secteur public se mettent en place. Elles sont généralement le fait des aînés et se rapprochent plus de l’activité politique que de la défense des intérêts matériels. Plus bas, chez les jeunes et les couches inférieures de la catégorie (ingénieurs de production, techniciens supérieurs), les associations proches de l’activité syndicale se multiplient, surtout en Egypte. On crée même des associations d’entraide pour aider au recrutement des chômeurs ou se protéger des licenciements abusifs.
L’ensemble du mouvement, à l’exception de ceux, peu nombreux, qui ont la possibilité de se recycler dans le secteur privé, se retrouve ainsi dans une opposition déclarée aux nouvelles orientations de l’Etat. De l’opposition «pétitionnelle » à la résistance organisée il n’y a qu’un pas, que beaucoup franchissent.
En Egypte le mouvement islamique non violent, celui des « Frères musulmans » ou du Parti du travail, en récupère une bonne partie dans le cadre de multiples sociétés et de « syndicats » à objectifs sociaux ou scientifiques. En Algérie, où la dynamique sociale est plus rapide, le mouvement islamiste attire dans ses rangs les plus jeunes, souvent en chômage ; mais aussi ceux dont la carrière est bloquée par le carriérisme des anciens, devenus des « dirigeants corrompus ». Ici, après le succès aux élections municipales de 1990, et l’espoir de l’emporter aux prochaines élections législatives pour créer rapidement un Etat islamique, les ingénieurs militants sont propulsés à la direction du mouvement. D’autres ingénieurs, parmi les anciens et les pionniers de l’expérience algérienne de développement, les affronteront durement ensuite.
La catégorie des ingénieurs se scinde ainsi en Egypte comme en Algérie, mais ici plus que là, en groupe opposés culturellement et idéologiquement (les modernistes et les salafistes, les démocrates et les « théocrates », les laïques et les religieux, etc.). Mais comme on peut le remarquer, à la base de cette opposition se retrouve non seulement le vieux conflit entre « les aînés et les cadets », mais aussi la classique division sociale entre ceux qui se considéraient comme les agents de l’Etat et qui en sont devenus des dirigeants et la masse des autres ingénieurs dont la carrière est bloquée, les revenus en baisse ou pire qui ne trouvent plus d’emplois.
On remarque ainsi en Egypte la paradoxale alliance des ingénieurs communistes avec leurs homologues islamistes dans une commune résistance à la privatisation et à la corruption des dirigeants. Les solidarités professionnelles n’ont pas résisté aux divisions sociales que des approches culturelles et idéologiques opposées, surtout en Algérie, ont transformées en affrontements violents.
La différenciation
Dans les pays à économie libérale comme la Tunisie, le Maroc et la Jordanie, les choses sont évidemment différentes. La catégorie des ingénieurs n’a jamais atteint la masse critique qui pouvait en faire une force sociale importante. Certes les objectifs de croissance fixés dans les plans de développement nécessitaient des cadres techniques importants, mais les systèmes de formation sont restés relativement sélectifs et les marchés de travail équilibrés entre le public et le privé.
Le processus de différenciation qui distribuait les ingénieurs selon leurs origines sociales n’a jamais été effacé par une démocratisation à outrance du système éducatif, ou par un emballement du marché du travail consécutif à une croissance économique élevée. Offre et demande restaient en équilibre avec une segmentation reconnue de la formation comme de l’emploi.
Les ingénieurs issus des familles aisées se formaient plutôt à l’étranger ou dans les meilleurs centres locaux. Ils finançaient eux-mêmes leurs études et/ou recouraient à la pratique courante du clientélisme. Enfin ils étaient assurés, avant même d’avoir fini leurs études, de trouver un emploi, souvent de direction, dans une entreprise publique, dans l’armée, dans une entreprise étrangère parrainée ou associée à un membre de leur famille, ou carrément dans une société privée. Certes ils étaient bien quelque part les « clients » de quelques centres de pouvoir, mais ne se considéraient pas comme des « agents de l’Etat », des « engagés » dans une mission particulière.
A la différence de ce premier groupe, les ingénieurs issus des classes moyennes ou populaires avaient bien peiné (financièrement et culturellement) pour accéder aux études supérieures surtout scientifiques et techniques. En outre, démunis de « capital relationnel », ils n’avaient pas de garanties pour trouver un emploi à la fin des études et devaient se contenter de travailler dans le secteur public, dans des zones et à des tâches indépendantes de leur choix individuel, en acceptant des postes hiérarchiques et des salaires souvent inférieurs à ceux de leurs collègues de l’autre groupe.
Cette différenciation originaire s’emboîte presque naturellement dans le mouvement de libéralisation générale qui restructure ici aussi les économies : mais sans les bouleverser profondément comme aux cas précédents, et donc sans conduire à une rapide et parfois violente recomposition des situations et des acteurs. Simplement la différenciation, légitimée en quelque sorte par les nouvelles normes économiques internationales, s’accélère et s’amplifie. La privatisation des secteurs publics, la réorientation des systèmes éducatifs (les écoles de gestion, de management, les business-school sont préférés maintenant aux écoles d’ingénieurs) créent certes des perturbations dans le marché du travail et sur les campus universitaires ; mais les changements sont absorbés par l’adoption en douceur de nouvelles stratégies.
Les ingénieurs du premier groupe, gagnants à tous les coups, s’enferment dans des associations académiques et scientifiques qu’ils veulent éloignées de toute agitation syndicale et politique. Ceux du deuxième groupe se rapprochent progressivement du modèle corporatiste et défendent jalousement l’objectif purement matériel (défense des intérêts de la corporation) qu’ils veulent eux aussi éloigné de toute considération politique. Mais ce refus lourdement affirmé du politique par les deux groupes laisse apparaître à leurs marges, comme en sourdine, ce qui dans le cas de l’Algérie et de l’Egypte s’exprimait à haute voix et parfois violemment : la lente mais réelle division d’une catégorie socioprofessionnelle que la vieille idéologie du développement national avait obérée, mais que l’expérience sociale a révélée avec plus ou moins de force.