Les ingénieurs et le POUVOIR par Ali El-Kenz (1/4)
Dans l’histoire moderne des pays arabes, la catégorie socioprofessionnelle des ingénieurs apparaît tardivement. En général, bien après celles des avocats et des médecins, qu’une vieille tradition liée au caractère urbain de la civilisation arabo-musulmane a pu se maintenir en survie pendant la période de décadence.
A l’exception notable de l’Egypte qui a connu avec Mohamed Ali une expérience vigoureuse de développement autonome au XIXe siècle, il faudra attendre, pour les autres pays, la période coloniale pour assister à la constitution de corps d’ingénieurs, formés à partir des universités européennes, notamment anglaises ou françaises. Encore que là aussi le faible nombre des étudiants en formation ne permette en aucune manière de conclure à un changement remarquable dans les perspectives culturelles des sociétés concernées. De fait, c’est avec la décolonisation et la formation des nouveaux Etats indépendants que se constitueront, selon des modalités institutionnelles propres à chacun d’entre eux, ces nouvelles couches socioprofessionnelles.
Portées par l’idéologie « développementiste » que l’«esprit de Bandoeng» a généralisé à l’ensemble du Tiers Monde. Elles apparaîtront alors comme un des vecteurs de la modernité et bénéficieront, dans un premier temps, de toute la sollicitude des pouvoirs issus de la décolonisation.
Dans les pays arabes, comme en Amérique latine et en Asie, les systèmes éducatifs accordent alors une large place à l’enseignement de la science et de la technique, et les écoles d’ingénieurs se multiplient dans tous les domaines, notamment dans l’agriculture, l’industrie et les grands travaux, mais aussi dans le génie militaire que les nouvelles armées, souvent au pouvoir, veulent développer pour asseoir leur légitimité politique.
C’est le cas notamment de l’Egypte des «Officier libres » sous le règne de Nasser, de l’Algérie du FLN sous le règne de Boumedienne, de la Syrie et de l’Irak du Baath sous les règnes de Hafez El Assad et de Saddam Hussein. Mais partout, y compris dans les pays à régime « moins militaire » comme au Maroc et en Tunisie, en Jordanie et dans les pays du Golfe, l’idéologie du développement est une idéologie d’Etat et le métier d’ingénieur devient « une affaire nationale ».
Dans les 20 % ou plus, généralement attribués par les budgets d’Etat aux dépenses d’éducation, une part importante revient dans tous les cas à l’enseignement des sciences et des technologies (près du tiers), tandis que les hiérarchies universitaires qui se mettent progressivement en place accordent aux métiers d’ingénieurs le deuxième rang après celui des médecins, mais bien avant le droit et les lettres.
Filières récentes dans les systèmes de formation supérieure des sociétés arabes, les métiers d’ingénieurs deviennent ainsi très rapidement des filières de prestige que les classes aisées, qui «investissaient » traditionnellement dans la médecine ou le droit, ont tôt fait de récupérer.
Dans tous les cas de figure, pouvoir politique militaire ou civil, système économique « étatique » ou « libéral », les ingénieurs comme catégorie sociale se constituent dans les sociétés arabes dans la foulée des projets du développement que les différents Etats élaborent et mettent en œuvre selon les modalités les plus diverses.
Ces dernières déterminent à leur tour, dans une grande mesure, non seulement la morphologie de la catégorie en question, mais aussi le ou plutôt les rapports complexes qu’elle entretiendra avec les systèmes de pouvoir. Il nous faut pourtant insister ici sur l’extrême variété des situations nationales et sectorielles pour éviter les généralisations hâtives vers lesquelles notre thème de réflexion peut conduire presque naturellement.
S’agissant d’une catégorie apparemment aussi homogène que celle des ingénieurs dans un ensemble de sociétés que leur subsomption sous l’attribut «arabe» semble rendre uniformes, la tentation analogique est grande. Elle reste certes possible mais à la condition que toutes les précautions soient prises pour que la « montée en généralité » n’écrase pas la diversité des cas et n’efface pas les différences qui donnent tout l’intérêt à la comparaison.
Par certains côtés en effet, un ingénieur agronome marocain est plus proche de son homologue égyptien ou syrien que de son compatriote ingénieur dans l’industrie, tandis que par d’autres côtés il s’en éloigne ; et seule une analyse fine et concrète peut rendre compte de tous ces aspects ainsi que des logiques différentes qui, dans un même mouvement, diversifient et uniformisent les situations.
On préférera parler alors de «style» pour bien marquer que les morphismes d’identité et notamment le rapport au politique, qui dessinent notre catégorie hic et nunc, relèvent plus d’une conjonction particulière de facteurs, historiques, culturels y compris techniques, économiques y compris géopolitiques, etc., que de ces facteurs en eux-mêmes.
Il faudra ainsi, dans chaque cas, définir la conjonction de facteurs en question pour appréhender les rapports au politique à travers lesquels la catégorie d’ingénieurs dans ses différentes composantes construit sa place dans les systèmes de pouvoir. En bref, il s’agira dans chaque cas d’analyser des ingénieurs «en situation».
Certes, les limites de cet article ne nous permettent qu’un survol de la question et les quelques exemples que nous présentons ici ne doivent être pris qu’à titre d’illustration de la méthode que nous proposons. Nous espérons qu’ils contribueront à une meilleure compréhension des places et rôles que les ingénieurs ont dans les sociétés arabes et des alternatives qui leurs sont ouvertes à l’avenir.
A faire suivre: Les Ingénieurs et l’Etat (2/4)