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Les ingénieurs et l’Etat par Ali El-Kenz (2/4)

les ingénieurs et le pouvoir
Ingénieurs et l'Etat

Professeur universités d’Alger, de Tunis et co-fondateur de l’IAE de Nantes

.. Pour pratiquement tous les pays, à l’exception de l’Egypte, les ingénieurs constituent une catégorie socioprofessionnelle tout à fait récente et par ailleurs étroite­ment liée, quant à ses conditions de formation, à l’Etat. Qu’il s’agisse de l’Etat « libéral » de type marocain, jordanien et tunisien, ou « sociali­sant » de type algérien, égyptien, syrien ou irakien, ils en garderont par­tout des caractéristiques durables et profondes.

Formés dans les écoles d’ingénieurs ou les instituts technologiques construits à cet effet par les administrations étatiques, ils se rapprochent de ce point de vue beau­coup plus du modèle jacobin français que des institutions anglo-saxonnes qui restent pourtant hégémoniques dans les autres domaines, en tout cas pour les pays qui étaient anciennement sous protectorat bri­tannique. Ce caractère étatique de la fonction sera renforcé un peu plus tard par la coopération avec l’Union soviétique et les pays de l’Est, ce qui donnera au métier la dimension de l’«engagement idéologique» relativement absente du modèle français.

Il faut ajouter à cela que, au-delà des systèmes de formation, c’est le marché du travail lui-même qui reste principalement lié à l’offre publique d’emplois. Certes, il y a le capital privé étranger, mais quand il est présent il préfère employer sur le moment ses propres techniciens. Quant aux bourgeoisies locales, elles sont encore trop faibles, quand elles ne sont pas combattues par le secteur d’Etat, pour utiliser des ingénieurs ; et même dans les économies « libérales », comme le Maroc, la Tunisie ou la Jorda­nie, ce sont tout d’abord les entreprises publiques, l’armée ou « les grands projets » qui accueillent les premières cohortes de diplômés. Il faudra attendre encore pour que le capital privé, les grandes entreprises soient à même d’exploiter cette catégorie de main-d’œuvre.

Les ingénieurs, des « agents de l’Etat » et même dans certains cas des « militants » du développement et du socialisme, voilà un « label » d’origine qui caractérise assez selon nous les premières générations d’in­génieurs dans le monde arabe postcolonial. Un des adjectifs qui revient souvent pour les désigner, et qui d’ailleurs dénote plus un « statut » que la fonction technique, sera celui de « cadres » (El itarât). On dira selon les cas, « les cadres du développement », « les cadres du socialisme » ou même les « cadres de la nation ».

Notons que ce qualificatif n’est pas utilisé pour désigner, par exemple, les médecins ou les enseignants. Dis­crimination significative, qui indique bien que le métier d’ingénieur est ici lié à une fonction de « commandement », absente pour les autres catégories. Comparée d’ailleurs à l’effervescence permanente des ensei­gnants durant ces dernières décennies, la « docilité » de notre catégorie n’en est que plus remarquable.

De cette position ambiguë, les ingénieurs tireront dans un premier temps des avantages certains, matériels mais aussi symboliques. Avec les militants des partis souvent uniques qui eux sont chargés de la « mobili­sation générale », les ingénieurs sont les « enfants gâtés » des nouveaux Etats. Les études sont souvent gratuites et les bourses à l’étranger géné­reusement accordées quand il s’agit de formations techniques et scienti­fiques. L’emploi est pratiquement garanti, tandis que le salaire est bien souvent plus élevé que celui des autres catégories de diplômés supé­rieurs, notamment que celui des enseignants qui occupent le bas de l’échelle dans les nouvelles hiérarchies professionnelles.

Il faut dire que les ingénieurs assument la double fonction d’agents techniques du progrès économique, de « vecteurs de la modernité », mais aussi de légitimation politique pour des régimes autoritaires que le développementisme arrange pour autant qu’il renvoie à une étape ulté­rieure la question des libertés. Les « grands chantiers » comme le bar­rage d’Assouan en Egypte, la « Transsaharienne » en Algérie, les bar­rages sur l’Euphrate en Syrie et d’autres grands travaux encore sont surmédiatisés à des fins de mobilisation générale ; l’ingénieur en est le héros principal.

Pour reprendre « la moitié » d’un slogan cher à Lénine: les ingénieurs « c’est l’électricité ». Quant aux Soviets, il reste évi­dent, dans cette division des tâches, que c’est l’affaire avant tout des militants politiques dirigeant le parti. Cette division, que les ingénieurs semblent accepter facilement, les conduit bien souvent à une « dépoliti­sation », assumée ou feinte selon les cas.

Bien entendu, les réalités ne sont pas aussi tranchées ni les situations nationales aussi uniformes. Il y a de très grandes variations d’un secteur à un autre, d’un pays à un autre. Dans les systèmes étatistes, le profil sociologique précédent est par­tout présent avec des nuances importantes selon que l’Etat bénéficie d’une rente minière (comme l’Algérie, l’Irak ou la Libye), ou non (comme en Syrie ou en Egypte).

Premier cas: Ingénieurs fils gâtés des systèmes qui les parrainent

Dans le premier cas,l’« attachement » des ingénieurs au sort du régime est facilité par une redistribution de la rente qui maintient à un haut niveau à la fois la fidélité politique et l’expertise technique. Les moyens financiers dont disposent ces pays leur permettent en effet de faire suivre à leurs étudiants des formations réputées dans les centres scientifiques étrangers (en Europe, aux Etats-Unis et dans les pays de l’Est) et dans certains cas (comme en Algérie et en Irak) de créer des institutions locales de formation performantes.

Par ailleurs, les fonc­tions de commandement vers lesquelles sont orientés les nouveaux cadres les intègrent dans les structures d’autorité (la direction des entre­prises) : ce qui présuppose un minimum de fidélité politique, parfois même un « engagement » explicite. En Algérie notamment, les ingénieurs se perçoivent souvent comme membres des groupes dirigeants, au niveau de l’entreprise, mais aussi à celui des communes, des provinces et même de l’administration centrale. Certains entrent dans les cellules du parti dominant et deviennent des militants, quand ce n’est pas ministres ou officiers supérieurs de l’armée. Dans la plupart des cas, ils restent peu sensibles à des formes d’organisation autonomes, qui risquent d’être perçues par les autorités politiques comme autant de signes de défiance et de neutralité politique. D’autant plus que, dans ces systèmes politiques, sont à disposition les « organisations de masse » du parti, qui ont toutes réservé un créneau « aux scientifiques et ingénieurs ».

Deuxième cas: Ingénieurs plus autonomes vis-à-vis de l’Etat

Pour les systèmes étatistes « non rentiers » comme l’Egypte ou la Syrie, ou même la Tunisie des années soixante sous le gouvernement Ben Salah, les données sont plus complexes. Les moyens financiers de l’Etat sont ici réduits : il lui est plus difficile de s’assurer à la fois « fidélité » et « expertise » de la part d’ingénieurs pour lesquels les dépenses de formation sont limitées et les offres d’emplois restreintes.

A l’exception de l’Egypte, qui se lance sous le régime nassérien dans une expérience de formation en masse des ingénieurs grâce au soutien « stratégique » de l’Union soviétique, les autres pays sont obligés de limiter leurs ambitions à quelques filières (généralement l’agronomie et le génie civil) tout en laissant à la société civile (les familles) la responsa­bilité de financer les études. D’où d’ailleurs une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Etat qui aura, comme on le verra plus loin, des consé­quences importantes sur les formes d’organisation et d’expression col­lectives des ingénieurs.

A la différence de leurs collègues d’Irak et d’Al­gérie, les ingénieurs (surtout dans le cas égyptien) peuvent être plus proches des travailleurs que des dirigeants. Tandis que ces derniers font « bande à part », et qu’ils ont étudié dans de grandes écoles européennes aux frais de leurs familles, eux sont issus dans leur majorité des classes populaires et continuent d’y appartenir malgré leur relative ascension dans la hiérarchie sociale. On rencontre ici une plus grande diversité d’opinions et d’expressions (du communiste à l’islamiste en passant par l’opportuniste), qui n’arrivent pourtant que difficilement à s’incarner dans des structures associatives mal tolérées par les régimes en place quand elles ne sont pas interdites par la loi.

Troisième cas: Ingénieurs assimilés plus aux professions libérales classiques qu’à un corps d’Etat

On peut dire que ce deuxième type est intermédiaire entre le pre­mier (celui des régimes étatistes rentiers) et le quatrième, celui des régimes libéraux. Dans ce dernier cas, comme au Liban, au Maroc, en Jordanie et dans la Tunisie des années soixante-dix et quatre-vingt, la stratégie du développement suivie par les Etats ne va pas jusqu’à impliquer lourdement ces derniers dans des formations coûteuses et productrices d’une main-d’œuvre qui risquerait de ne pas trouver d’emplois en aval.

Les métiers d’ingénieurs ne sont que faiblement ouverts aux classes populaires, qui n’ont pas les moyens de financer des études longues. D’où un profil sociologique d’ingénieurs qui tranche avec celui de leurs homologues des régimes du deuxième type (étatiques non rentiers) et surtout du premier (étatiques rentiers).

Ici, la catégorie socioprofessionnelle reste largement élitiste par ses ori­gines (les classes aisées de la population), mais aussi par sa faible importance numérique dans la société. On est loin des « masses » d’ingénieurs égyptiens ou algériens. Toutes choses qui l’amènent à s’assimiler plus aux professions libérales classiques qu’à un corps d’Etat.

La tendance générale est ici à « la distinction ». On veut absolument se différencier des autres catégories de travailleurs, ce qui induit des comportements collectifs déterminés. On veut rester éloigné de la chose publique et notamment politique et syndicale, et les associations quand elles sont permises insistent toujours sur le caractère professionnel et scientifique du regroupement.

Le quatrième cas: Ingénieurs issus des régimes « rentiers » libéraux

C’est-à-dire en fait des Etats du Golfe, présente une forte discontinuité avec les trois premiers. Il nécessiterait une analyse particulière. Ici, en effet, la faiblesse numérique des populations et leur organisation autour d’un système complexe de redistribution a conduit les monarchies à une utili­sation systématique de la main-d’œuvre étrangère pour exploiter les gisements pétroliers. Les ingénieurs sont en très forte majorité des étran­gers, Palestiniens, Libanais et Egyptiens. Ils sont encadrés techniquement par des assistants délégués par les partenaires occidentaux et administrativement par des « managers » locaux.

Une des conséquences de la guerre du Golfe en 1992 aura été, outre le renvoi des ingénieurs palesti­niens, un renforcement du pouvoir des managers locaux qui commence aujourd’hui à peser sur le pouvoir monarchique. Il reste que ce modèle, qui demeure atypique dans l’expérience du monde arabe contemporain, a profondément marqué les ingénieurs « émigrés » qui ont transité par lui ; et qu’il a développé chez eux une conscience nationaliste (natio­nalisme de territoire) de façon bien plus aiguë que ne pouvaient le faire les discours politiques de mobilisation des partis dominants.

Natio­nalisme mais aussi islamisme (au sens d’islam politique ou d’islam radi­cal), pour autant que l’expérience du travail industriel de ces ingénieurs arabes «émigrés » dans le Golf leur aura montré à la fois « l’irrationa­lité des monopoles étrangers (en particulier américains) qui exploitent les ressources arabes et l’iniquité des lois locales de citoyenneté qui les assimilent à des mercenaires ».

A faire suivre: Les ingénieurs et la crise de l’Etat (3/4)

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