Articles

Pierre VERMEREN: La dualité au sein des formations d’ingénieurs au Maroc

Pierre VERMEREN: La dualité au sein des formations d'ingénieurs au Maroc

Pierre VermerenPierre Vermeren, né le à Verdun, est un historien français, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2012. Il est spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères. Nous republions sur cet article, une partie de sa recherche intitulée « De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles. Le cas du Maroc », parue dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 101-102 | 2003, 247-264.

Depuis les années 1960, la formation d’ingénieur est très recherchée par les bacheliers marocains. Il faut toutefois préciser que des années quarante jusqu’aux années soixante, les bacheliers issus des milieux sociaux favorisés préféraient s’adonner aux sciences juridiques, voire à la médecine. Si bien qu’à cette époque, la filière de l’ingéniorat, et plus généralement des études scientifiques, fut une voie de promotion sociale pour des étudiants brillants issus des milieux populaires ou de la classe moyenne, notamment israélites (Abraham Serfaty ingénieur des Mines versus Mehdi Ben Barka pour les mathématiques).

Cette situation s’est par la suite retournée, puisque la dégradation de l’image sociale des études juridiques (qui s’est accélérée depuis les années 1980) s’est accompagnée de la remontée des études scientifiques, en particulier des formations de haut niveau dans les grandes écoles étrangères. Cette situation reste en partie vraie, même si l’on note depuis une dizaine d’années la rude concurrence des études commerciales, en particulier auprès des lycéens des lycées français (Vermeren, 2001).

Le secteur de la formation des ingénieurs est aujourd’hui très disparate. Jusque vers 1980-1985, il y avait la filière des grandes écoles françaises, et celle de l’EMI (école Mohammedia des ingénieurs) à Rabat. Aujourd’hui, l’existence de nombreuses autres écoles d’ingénieurs et des classes préparatoires nationales sont venues brouiller ce tableau. On a assisté en fait à une dualisation de ce secteur de formation. Les grandes écoles d’ingénieurs du Maroc ont un recrutement socialement plus sélectif que dans les années soixante, mais elles sont toujours dépassées par les grandes écoles françaises, et par les cursus d’ingénieur à l’étranger d’une manière générale (que nous n’aborderons pas ici).

Nous allons successivement montrer à travers plusieurs exemples comment la pyramide des formations d’ingénieurs marocains cache de profonds clivages sociaux. Pour cela, nous allons étudier le cas de l’école Mohammedia d’ingénieurs (EMI) et de l’école nationale d’industrie minérale (ENIM), deux grandes écoles marocaines, puis le cas des classes préparatoires : celles de France (les lycées Poincaré à Nancy et Saint-Louis à Paris) et enfin celles du Maroc (à travers l’exemple du lycée Mohammed V à Casablanca).

L’étude du public étudiant de l’EMI durant les années 1960-1970 nous a amené à constater leur caractère de filière de relégation. L’EMI souffrait de la concurrence des écoles françaises, et ce n’est qu’à partir du milieu des années soixante-dix que l’on a observé un léger frémissement social (avec un transfert des classes populaires vers les classes moyennes urbaines). La question est de savoir si, à partir des années 1980, l’installation de classes préparatoires nationales a réussi à redorer le blason de ces formations.

Nous allons nous en tenir ici à l’analyse de l’évolution des publics étudiants de l’EMI au cours des années 1980, avec une incursion à l’école nationale d’industrie minérale de Rabat (ENIM), qui illustre le cas des écoles de second rang nées au cours des années 1970 (1972 pour l’ENIM).

À Rabat, l’EMI reste la première école d’ingénieurs du pays par son rayonnement et sa taille jusqu’au début des années 1990 (quand l’école Hassania de Casablanca semble prendre le dessus). L’EMI a contribué à former plus de 4.000 ingénieurs depuis sa création et s’est ouverte à la fin des années 1980 au recrutement par les classes préparatoires, comme l’ENIM. Pour analyser le public de ces deux écoles au début de la décennie 1990, nous disposons de deux échantillons constitués de 68 étudiants de la promotion 1993 pour l’EMI et de 65 de la promotion 1994 pour l’ENIM.

L’échantillon de 1993 de l’EMI marque une nette inflexion par rapport aux échantillons des années 1970-1980. En 1993, l’évolution observée marque la diminution des classes pauvres et rurales. Les lieux de naissance sont désormais très largement urbains puisque 70 % des étudiants sont nés en ville, tandis que 92,5 % des familles y résident. La part des grandes villes est prédominante tant pour les lieux de naissance (53 % dont 32,5 % pour Casablanca, Rabat et Fès) que pour les lieux d’habitation (64,7 % dont 45,5 % pour les trois villes). Un fait marquant reste cependant l’ampleur du recrutement des étudiants qui proviennent de tous les confins du Maroc. Les petites et moyennes villes du Maroc sont notoirement sur-représentées (28 % des lieux d’habitation), que ce soit du Maroc atlantique (Kénitra, Mohammedia) du Moyen-Atlas (Khénifra, Sefrou), de l’Oriental (Oujda, Nador) ou du Sud (Safi, Ouarzazate).

De ce fait, la part des étudiants ruraux, que ce soit par leurs lieux de naissance ou d’habitation familiale, a chuté très fortement : 22 % des étudiants sont nés à la campagne (ou dans de petits bourgs) contre 41,6 % en 1981 ; 7,3 % y résident habituellement (contre 19,4 % en 1981 et 38,7 % en 1970). La conquête de l’EMI par la classe moyenne urbaine est confirmée par les lycées de provenance des étudiants et par les catégories socio-professionnelles (CSP) des pères. Le tiers des élèves provient en effet d’un des huit grands lycées publics du Maroc (comme Moulay Idriss de Fès). Deux étudiants sont même passés par les établissements français de la Mission (ou agence pour l’enseignement français à l’étranger depuis 1990). Enfin, les pères, par leurs professions, appartiennent largement à la classe moyenne marocaine (que l’on peut difficilement estimer à plus de 20 % de la population totale) : c’est le cas de 55,5 % d’entre eux, tandis que les fonctionnaires sont majoritaires (51,8 %).

Les classes supérieures sont en progression par rapport à 1981, (26 % contre 13,3 %), mais les classes moyennes sont devenues majoritaires et représentent le centre de gravité social. À l’autre extrémité de l’échelle, les classes populaires sont minoritaires : avec 20 %, elles sont davantage issues de milieux urbains (ouvriers, petits artisans) que ruraux (5,5 % de fils de fellah). Avec près de 15 % de fils d’enseignants, 5,5 % de fils d’officiers, 11 % de professions intellectuelles ou de direction, la frange des pères ayant suivi des études supérieures est loin d’être négligeable, même si l’on est loin des niveaux observés à l’AEFE. Les mères elles-mêmes ont souvent suivi une formation scolaire puisque 27 % d’entre elles occupent des emplois qualifiés (presque toujours dans la fonction publique). Pourtant, l’ascension sociale des parents s’arrête aux portes des beaux quartiers. Parmi les élèves de Rabat ou Casablanca, seuls 20 % y habitent, tandis que la plus grande part est issue des quartiers populaires (48 %) ou de classes moyennes (32 %).

En définitive, l’EMI est devenue le fief des classes moyennes. Cette situation bloque l’ascension sociale des enfants des classes populaires que l’on retrouve dans les « universités-casernes ». Pourtant, il existe toute une gradation d’établissements, et l’on pourrait analyser très longuement la montée relative des enfants des classes populaires au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des établissements. Le seul exemple de l’ENIM, qui se trouve dans le quartier de l’Agdal, à quelques centaines de mètres de l’EMI, suffit à le prouver.

Les ruraux et CSP inférieures sont plus nombreux à l’ENIM qu’à l’EMI, les fils de fonctionnaires moins nombreux. Comme si la différence sensible de prestige entre les deux écoles devait permettre à l’EMI de recruter un public un peu plus favorisé et pourtant puisé à la même source des classes préparatoires. Ces formations d’ingénieurs, offertes dans les écoles nationales, ne concernent donc qu’à la marge les élites scolaires et sociales marocaines, et constituent en quelque sorte un sas entre les filières d’élite et la Faculté. La formation des élites présente donc une topographie complexe.

Ce sont les paliers réservés aux enfants de la classe moyenne qui ont joué un rôle très important dans le mouvement islamiste étudiant des années 1980. L’ascension stoppée de ces diplômés confrontés au blocage de l’Etat national est selon nous un facteur important de leur engagement islamiste militant, dans des filières où l’absence d’enseignements littéraires et de sciences humaines n’incite pas par ailleurs à la pensée critique. L’idée selon laquelle ils pourraient disposer de fonctions dirigeantes dans un système politique débarrassé des ingénieurs « bourgeois » formés à l’étranger et non arabophones, est certainement l’un des vecteurs de leur engagement politique, même si ce n’est bien sûr pas le seul.

Les classes préparatoires de France sont restées en revanche le bastion des « héritiers ». Concernant les « taupins » marocains, nous avons centré l’étude sur deux lycées représentatifs, le lycée Henri Poincaré de Nancy et le lycée Saint-Louis à Paris.

Entre 1975 et 1993, 121 étudiants marocains (98 % en « taupe ») sont passés par le lycée Poincaré. De 1975 à 1983, les Marocains deviennent de plus en plus nombreux dans les « math sup » du lycée pour culminer à 15. Il faut souligner qu’à partir de 1985, les bourses d’études versées par le Maroc (quand elles le sont), non réévaluées depuis plus de 10 ans, fondent parallèlement à la dépréciation du dirham. Seuls désormais les étudiants très aisés peuvent suivre cette scolarité…. D’autre part, à partir de 1988, la suppression des bourses marocaines, (liée à la création des classes préparatoires au Maroc), ainsi que les conséquences de l’arabisation du secondaire en 1989, expliquent le quasi-tarissement du nombre de « taupins » marocains à Poincaré (2 en « math sup » en 1993). Les dernières promotions sont en majorité issues des établissements français au Maroc et composées d’élèves très aisés.

19Pour montrer l’embourgeoisement progressif des « taupins » marocains du lycée Poincaré, nous avons coupé en deux parts à peu près égales le groupe des 121 étudiants marocains : 63 pour la période 1975-1980 et 58 pour la période 1981-1993. L’évolution des lieux de naissance des étudiants tend à montrer une poussée des élèves issus des grandes villes du Maroc.

Les étudiants marocains du lycée Poincaré sont urbains, conformément à la nature du public lycéen du Maroc au milieu des années 1970. Loin de voir augmenter le nombre des éléments ruraux, on assiste en vingt ans à leur diminution, puis à leur disparition en fin de période. Concernant leur origine scolaire, on observe une même évolution au profit des grands lycées urbains, en particulier ceux de la Mission. La part de ces derniers passe de 15,5 % pour la première période à 28,3 % pour la seconde, ce qui en dit long sur l’appartenance de plus en plus marquée de ces étudiants à une couche sociale très aisée. Le rajeunissement général des étudiants atteste d’ailleurs du fait qu’ils ont été des élèves au parcours scolaire de plus en plus modèle (les élèves n’ayant jamais redoublé passent ainsi de 38,6 % à 65 %).

L’indicateur le plus significatif est en fait la catégorie socioprofessionnelle (CSP) des pères. Déjà très minoritaire durant la période 1975-1980, la part des classes populaires disparaît quasiment : elle passe de 11,1 % à 1,8 %. Plus significatif est le fait que cette régression se fait au profit des classes supérieures qui passent de 18,5 % à 40,7 %. Un grand nombre de pères sont hauts fonctionnaires, ingénieurs, universitaires ou officiers. Les patronymes rencontrés parmi ces élèves ne rappellent guère ceux que l’on a observés à l’EMI. Les noms berbères caractéristiques sont quasi absents, au profit des patronymes fassis (Berrada, Kadiri, Benmoussa, Belghiti Alaoui, Bennani) qui composent une bonne partie de l’échantillon.

La fonction publique et les fonctionnaires moyens (la part des enseignants passe ainsi de 16,5 % à 18,5 %) prédominent, tandis qu’un grand nombre de mères sont elles-mêmes professeurs. Les classes moyennes sont majoritaires, passant de 70 à 57 %. Mais ces classes moyennes habitent les quartiers mixtes de fonctionnaires des grandes métropoles et sont suffisamment aisées pour pallier les carences des bourses marocaines. À Nancy, les fils de « bonnes familles » sont de plus en plus nombreux quand l’EMI devient l’école des classes moyennes. Pour autant, les classes préparatoires du lycée Saint-Louis présentent un profil encore plus aristocratique qu’à Poincaré, quartier Latin oblige.

Par rapport à la période qui court de 1956 à 1974, nous assistons à un renforcement des effectifs et à la poursuite des grandes tendances sociologiques observées alors. Le public des préparationnaires marocains du lycée Saint-Louis est devenu entièrement élitiste. Pour la période 1975-1995, nous disposons d’un échantillon exhaustif de 84 étudiants marocains (dont 16,6 % de filles). Les Marocains passent de 1 élève pour la période 66-70 à 32 élèves pour les années 81-86. Toutefois, une coupure assez nette s’opère lors de la création des classes préparatoires de coopération au Maroc, associée aux conséquences de l’arabisation des classes scientifiques des lycées marocains. Ainsi pendant quatre années (de 1989 à 1992), il n’y a plus que 4 nouveaux élèves marocains. Leur nombre croît à nouveau par la suite, mais au profit des seuls élèves des lycées de l’AEFE.

Bien que les archives du lycée ne fournissent que des données limitées au sujet de ces préparationnaires (profession des parents et adresse des familles), il a été possible de constituer deux échantillons significatifs pour les années 1975-1980, et un second pour les promotions 1989-1995.

L’analyse des données recueillies à Saint-Louis donne à voir un public presque monocolore. Et les choses sont encore plus accentuées dans les années 1990. À ce stade, l’évolution entamée depuis plusieurs décennies est achevée, puisque cette filière est devenue l’apanage exclusif des héritiers. Si l’on compare en effet l’échantillon des 19 Marocains de la période 1975-80 avec celui des 16 étudiants des années 1990, on constate que tous les étudiants de la seconde période sont d’origine urbaine. Encore l’écrasante majorité provient-elle désormais de Casablanca et Rabat. Ce constat est d’ailleurs appuyé par la provenance des lycéens du second échantillon qui sortent à 94 % des lycées de l’AEFE.

À partir de là, l’étude des CSP paternelles montrent une quasi disparition des professions moyennes en dix ans. Dans la période 1975-1980, plus du tiers des pères relevaient encore d’une profession intermédiaire (avec près de 12 % d’enseignants). Mais dans les années 1990, 94 % des pères occupent une profession relevant des CSP supérieures (les entrepreneurs, patrons du commerce et de l’industrie côtoient les hauts fonctionnaires). Il n’y a plus alors qu’un seul enseignant, mais il s’agit d’une mère qui est tutrice légale. Feuilleter le fichier de ces élèves revient à égrener la liste du gotha marocain, et plus particulièrement fassi, ce qui atteste du caractère purement reproductif dévolu à cette filière depuis une vingtaine d’années.

Au total, la filière des classes préparatoires françaises apparaît au cours des années 1990 comme la filière d’excellence type, et comme un haut lieu de la reproduction des héritiers marocains.

Il nous faut maintenant voir comment se présente, au Maroc, la filière des classes préparatoires de coopération mises en place avec l’objectif de se substituer aux classes préparatoires de France (et qui permettent d’ailleurs aux étudiants d’intégrer les écoles françaises, pour les meilleurs d’entre eux).

L’analyse du public étudiant du lycée Mohammed V de Casablanca, l’un des plus prestigieux lycées publics du pays, ne doit pas occulter les autres classes préparatoires du Maroc, comme celles de Marrakech, qui recrutent essentiellement des enfants des classes populaires, notamment rurales et montagnardes.

Au lycée Mohammed V, nous avons travaillé sur les fiches d’inscription des élèves de deux promotions, celle de 1984-85 au temps où la classe préparatoire venait d’être créée (50 élèves) et celle de 1993-94 lorsque cette « prépa » a atteint sa vitesse de croisière (50 élèves). Cette classe préparatoire se présente d’emblée comme accueillant des éléments majoritairement issus des milieux populaires, issus de la région casablancaise pour la plupart. Dans la première promotion, les étudiants habitant les grandes villes du Maroc sont minoritaires : 42,8 % (dont 34 % de Casablanca). La majorité des étudiants provient donc des petites villes autour du Grand Casablanca (32,6 % pour Khouribga, Mohammedia) et des campagnes de la Chaouïa (24,4 %). Ils appartiennent aux classes populaires et moyennes comme en atteste la profession de leurs pères ou leurs quartiers d’habitation, pour les Casaouis; 31,8 % des pères sont ouvriers, petits paysans ou artisans; 54,4 % occupent des professions moyennes, dont plus du cinquième dans l’enseignement. De ce fait, les professions supérieures sont peu représentées (13,6 %).

À Casablanca, ces familles habitent pour moitié dans des quartiers populaires du Grand Casablanca et des quartiers de classes moyennes du centre ville. Il semble qu’en période de lancement de ces classes préparatoires, les familles aisées n’aient pas voulu prendre le risque d’y inscrire leurs enfants, d’autant que ceux-là, au milieu des années 1980, bénéficient pleinement des classes préparatoires françaises. Il faut noter qu’aucun élève de la Mission ne fait alors partie de l’échantillon. Pourtant, avec les années et les premiers résultats de ces « prépas », il existe une inflexion assez nette dans le recrutement des classes préparatoires du lycée Mohammed V.

Le second échantillon de 1993-94 atteste d’une très nette urbanisation des effectifs : 86,3 % des élèves sont maintenant issus des grandes villes du Maroc (dont 77,2 % de Casablanca). Les petites villes proches de Casablanca n’envoient plus que 11,36 % des élèves et les campagnes à peu près aucun (1 seul élève sur 44, 2,2 %). De même, le niveau social des pères est plus élevé qu’auparavant. Les ouvriers ne sont plus que 20 %, tandis que la part des classes moyennes passe à 62 % (même si la part des enseignants a diminué à 15 %), et les professions supérieures à 17,7 %. Cette évolution est également lisible dans les quartiers d’habitation des Casaouis, puisqu’ils sont largement issus des quartiers de standing moyen (52,7 %) et supérieur (10,2 %). Les quartiers populaires et de la grande périphérie sont devenus minoritaires, autour de 36 %. Les lycéens continuent de provenir en majorité des lycées publics, seul un élève provenant du groupe scolaire privé d’Anfa (mais aucun de l’AEFE même si l’on sait par ailleurs que certains élèves de la Mission fréquentent néanmoins ces classes préparatoires).

Deux lectures probablement complémentaires peuvent être faites de l’évolution sociale du public dans la classe préparatoire du lycée Mohammed V. La première consiste à penser que la « prépa » ayant fait ses preuves, les élèves des classes moyennes supérieures, et secondairement des classes supérieures, l’investissent davantage, d’autant qu’elle offre des débouchés et l’espoir de décrocher une École française. Cette évolution se fait au détriment des élèves des milieux populaires, et surtout ruraux. Mais on peut aussi penser que l’on voit ici un des effets de l’arabisation totale du baccalauréat scientifique marocain qui a abouti en 1989.

Le passage des mathématiques enseignées en arabe au lycée à un enseignement français des sciences en « prépa » décourage les élèves des milieux populaires. A contrario, les élèves des classes moyennes issus eux aussi des lycées publics, et qui se voient désormais plus ou moins interdire l’accès aux classes préparatoires de France, se rabattent sur la filière qui leur tend les bras, ce qui a un effet d’éviction des élèves d’origine populaire. Quant aux élèves des couches les plus favorisées, ils sont là pour les mêmes raisons, même si le gros de leurs effectifs passés par l’AEFE continue d’aller en France, et ce d’autant plus que l’arrivée des « Médi I » dans ces lycées publics se passe souvent très mal.

En conclusion, les études d’ingénieurs apparaissent aujourd’hui comme une véritable pyramide dont les étages sont occupés par différentes couches sociales. Au sommet, les études au sein des écoles d’ingénieurs françaises, qui accueillent les élèves des milieux les plus aisés. Le passage par les classes préparatoires françaises agit ici comme un facteur discriminant en faveur des familles les plus dotées de capital financier et culturel. Ensuite, l’étage des classes préparatoires de la coopération est un mixte, mais il est largement dominé par la classe moyenne et diplômée, que l’on va retrouver pour partie dans les écoles françaises, mais surtout dans les plus grandes écoles marocaines (EMI). Les prépas décentralisées au Maroc permettent à quelques éléments des classes populaires, mais surtout aux classes moyennes, l’accès à des écoles d’ingénieurs nationales.

Les étudiants de ces grandes écoles nationales sont eux-mêmes répartis selon une distribution sociale qui va de la grande école nationale (EMI), quasiment réservée aux classes moyennes, aux petites écoles de second rang (type ENIM de Rabat), où les étudiants populaires constituent une minorité d’autant plus présente que l’établissement est moins coté. Pour autant, les tensions sur le marché de l’emploi des ingénieurs vont jusqu’à toucher l’EMI (qui connaît pour la première fois ce problème en 1998). Cette situation s’accompagne de surcroît de la domination sur le marché de l’emploi (public comme privé) des ingénieurs formés à l’étranger. Mieux formés, parfois ingénieurs de conception, sortant d’écoles que les employeurs marocains considèrent comme plus performantes, les ingénieurs qui reviennent de France trouvent plus facilement des emplois et à un salaire plus élevé dans le privé.

Face à la concurrence dont ils sont victimes, les étudiants des écoles d’ingénieurs du Maroc ressentent l’inégalité et le déclassement. La dualité du système traverse aussi cette formation d’ingénieur qu’ils croyaient être la plus prestigieuse. On comprend en partie pourquoi, à Rabat, c’est au sein du plus prestigieux établissement de l’enseignement supérieur, l’EMI, qu’a démarré la contestation islamiste dans les années 1980. La contestation est ici menée par des étudiants issus des classes moyennes plus que populaires, et qui se trouvent bloqués dans leur ascension par les héritiers, à l’inverse de la génération précédente qui avait bénéficié de l’ouverture d’un appareil d’État qu’il fallait construire et peupler.

Partager:

Ajouter un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée