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Du croisement de la médecine avec les sciences de l’ingénieur

Said amzazi

Extrait de l’allocution de M. Saaïd AMZAZI, Ministre de l’Education Nationale, de la Formation Professionnelle, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique lors de l’ouverture de la session plénière solennelle (27 et 28 Février 2019) de l’Académie Hassan II des Sciences et de Techniques.

Mesdames et messieurs,

Aujourd’hui, nous avons tous pris conscience, en tant que scientifiques, que le cloisonnement des disciplines et l’hyperspécialisation qui président à la recherche scientifique depuis plusieurs décennies, ne permettent plus de saisir les réalités du monde actuel et les défis qui en découlent, lesquels nécessitent, eu égard à leur degré de complexité, d’être appréhendés sous les angles à la fois de l’interdisciplinarité, de la multidisciplinarité et de la transdisciplinarité, autrement dit via une approche résolument holistique.

Interactions et rétroactions entre sciences et techniques, sciences humaines, politique et économie doivent désormais présider à l’élaboration de tous les projets de développement, d’où un besoin crucial de renforcer les compétences de notre corps scientifique, et de lui inculquer, dès l’étape de sa formation, cette culture de l’interdisciplinarité.

Et la médecine en particulier, est un parfait exemple de ce que peut apporter cette ouverture sur les autres disciplines… Elle se nourrit notamment des innovations des nanotechnologies, du nucléaire et de l’informatique….

Elle s’adapte sans complexes à l’ère du big data et des biotechnologies, pour déchiffrer et décoder des pathologies grâce aux innombrables et providentiels outils que les progrès de la technologie mettent à sa disposition. Et les bénéfices pour les patients sont immenses.

C’est à ce croisement très fécond de la médecine avec les sciences de l’ingénieur et les sciences de la vie que nous devons une multitude d’innovations médicales révolutionnaires, allant de l’IRM haute résolution aux robots chirurgicaux en passant par la bio-impression 3D.

Aujourd’hui, il est devenu possible de cibler des cellules cancéreuses avec des nanoparticules, de contrôler des exoprothèses par la pensée ou de fabriquer un pancréas bio-artificiel, mêlant cellules vivantes et matériaux divers.

Et l’ingénierie génétique n’est pas en reste en matière de promesses d’innovations médicales… depuis la mise au point de la révolutionnaire technique CRISPR-CAS9, qualifiée à juste titre de «bistouri génétique», il devient possible de ré-éditer le génome humain à notre convenance, une innovation dont les potentialités ont véritablement de quoi donner le vertige!

Cependant, même les promesses de la génétique nous paraissent dépassées, comparée à celles que nous réserve désormais l’épigénétique… le fait que cette discipline en plein essor ait démontré que notre «destin biologique» est déterminé à seulement 30 % par nos gènes, et à 70% par notre environnement, nous ouvre la voie à une nouvelle voie thérapeutique dont on ne soupçonnait même pas l’existence il y a quelques années : l’épigénétique pourrait nous permettre d’échapper partiellement à une certaine fatalité génétique!

Je vous laisse imaginer les incroyables perspectives que cela nous ouvrirait…

Toutefois….

A la vitesse à laquelle les innovations s’enchaînent, dans un monde dominé par une compétitivité farouche, il faut bien reconnaître que nous autres scientifiques sommes dépassés et n’avons plus le temps de nous interroger sur le bien-fondé et les retombées de certaines technologies.

Les nouvelles techniques de procréation humaine ont totalement bouleversé la notion de parentalité et de filiation, la brevetabilité des gènes creuse davantage la fracture entre le nord et le sud, entre riches et pauvres, et en Chine, les deux premiers bébés OGM humains seraient déjà nés, reléguant aux oubliettes la pléthore de textes bioéthiques internationaux interdisant la modification des lignées germinales chez l’homme, ce qui a valu une condamnation sans appel du chercheur à l’origine de cette expérience par la communauté scientifique mondiale alarmée par cette prouesse biotechnologique réalisée au mépris de toute considération éthique.

Voilà pourquoi l’évolution de la médecine et des sciences de la vie ne saurait faire l’impasse sur les sciences humaines et sociales, et je pense notamment aux droit et à la philosophie, car aujourd’hui, plus aucun pays ne peut faire l’économie de lois de bioéthiques, censées encadrer toutes les dérives liées aux progrès scientifiques. Un chantier que le Maroc doit investir au plus vite…

Mesdames et Messieurs,

Il va de soi qu’au regard de la vitesse à laquelle la technologie médicale évolue, les formations médicales telles que dispensées actuellement peuvent, dans certaines disciplines, très rapidement devenir obsolètes, d’autant plus que les praticiens se trouvent constamment acculés à intégrer les nouvelles approches et méthodes diagnostiques et thérapeutiques.

Il est donc de notre devoir, nous autres décideurs, de nous interroger sur l’avenir de nos formations médicales au sein de nos facultés, lesquelles déterminent directement la qualité de l’offre de soins dans notre pays.

La récente réforme LMD des études médicales, qui avait porté sur les deux premiers cycles, en y renforçant notamment l’enseignement des sciences sociales, devra désormais s’atteler à renforcer au niveau du 3ème cycle la voie scientifique pour les étudiants en médecine, en reconsidérant notamment la place du Doctorat scientifique, qui doit incarner la voie royale pour la médecine académique.

Car c’est au niveau de la médecine universitaire que la recherche s’effectue et que les innovations biomédicales peuvent éclore.

De même que les facultés de médecine et les CHU doivent œuvrer à créer de véritables centres interdisciplinaires de recherche translationnelle et clinique, au sein desquels le transfert du savoir entre les sciences biomédicales et la recherche clinique peut directement avoir des applications concrètes au bénéfice des patients.

J’en veux pour exemple cet édifiant système de détection des cancers du sein, qui a émané d’un laboratoire de recherche de l’EMI, et qui a remporté le 1er Prix du Concours Innovation Africaine en 2017.

Cette technique, récemment brevetée, est réellement très prometteuse en matière de dépistage du cancer du sein, puisqu’elle permet de détecter des tumeurs infra millimétriques, ce que la mammographie n’arrive pas à faire.

Qui plus est, ce système utilise l’imagerie micro-onde, qui ne présente aucun risque d’irradiation pour les patientes, et enfin il pourrait démocratiser le dépistage du cancer du sein en milieu rural, du fait de sa taille réduite et de sa simplicité d’utilisation, qui le rendent très facilement transportable.

Cette innovation, vous en conviendrez, illustre tout l’intérêt que nous aurions à encourager la création et la multiplication de véritables consortia de recherche, unissant médecins et ingénieurs autour d’une même thématique, avec un objectif d’innovation à la clé.

D’ailleurs, dans de nombreux pays, des facultés de médecine sont de plus en plus intégrées à de grands pôles universitaires technologiques car, qu’on le veuille ou non, la médecine de demain sera d’abord technologique.

Enfin, nous sommes tous conscients de l’hégémonie de l’intelligence artificielle dans notre monde actuel. La médecine ne fait pas exception à cela.

Les innombrables données générées par les progrès médicaux constituent une phénoménale quantité de matière première que l’IA a vite fait d’analyser afin d’accélérer la recherche clinique et, à terme, d’épauler le médecin dans la prise de décision thérapeutique, particulièrement en oncologie où une masse gigantesque de données et d’images radiologiques peuvent être comparées, en un rien de temps, avec des millions d’autres, et contribuer à émettre des hypothèses diagnostiques et thérapeutiques pertinentes.

C’est là une tendance universelle, en passe de révolutionner les pratiques médicales, et le Maroc devra s’y atteler tôt ou tard.

Conscient des enjeux de l’IA pour notre avenir, notre ministère lance dans les prochains jours un appel à projet de 50 millions de dhs avec le concours du ministère de l’Industrie, de l’Investissement, du Commerce et de l’Economie numérique sur l’Intelligence artificielle.

Et j’invite le ministère de la santé à en faire autant, avec, pourquoi pas, la contribution de l’académie Hassan II, car il faut bien le reconnaître, notre pays a encore beaucoup de chemin à faire en matière d’IA, alors que celle-ci a déjà largement surpassé l’homme dans les sociétés occidentales, notamment dans le domaine médical.

D’ailleurs, vous en conviendrez, notre stratégie nationale de recherche ne saurait se résumer à l’action d’un seul ministère.

En fait, pour impliquer tous les départements concernés, nous disposons déjà d’une instance qu’il faudrait de toute urgence réactiver.

Je profite d’ailleurs de la présence de Monsieur le Chef de Gouvernement, pour lancer un appel en ce sens : il est urgent que le «Comité Interministériel de la Recherche», fort des 19 Ministères qui le composent, puisse se réunir et élaborer une véritable stratégie pour la recherche nationale, particulièrement en ce qui concerne les mécanismes de sa gouvernance et de son financement, car je vous le rappelle nous sommes toujours en dessous de 1% du PIB consacré à la R&D.

Une faille que l’OCDE et la Banque mondiale pointent régulièrement du doigt comme étant une entrave à nos ambitions de croissance.

La même instance serait tout à fait désignée pour élaborer une véritable feuille de route destinée à notre diaspora scientifique marocaine, dont l’excellence est reconnue à l’échelle mondiale.

Il va de soi que celle-ci constitue une très précieuse plus-value pour la recherche scientifique marocaine, et je ne doute pas que notre diaspora n’hésiterait pas à nous faire profiter de sa précieuse expertise, pour peu que nous mettions en place des actions concrètes d’incitation et d’encouragement et un environnement propice à développer cette contribution.

C’est d’ailleurs là une stratégie d’autant plus urgente à développer, et qui prend tout son sens à l’heure où notre pays vit une inquiétante fuite de sa matière grise, notamment les médecins et les ingénieurs, qui ne seraient d’ailleurs pas autant appréciés à l’étranger s’ils n’avaient pas bénéficié d’une formation de qualité chez eux.

Mesdames et Messieurs,

Je souhaite, dans mon propos d’aujourd’hui, aborder brièvement certaines questions relatives à la formation des médecins au Maroc, telle qu’elle est dispensée aujourd’hui chez nous.

Notre pays manque de médecins, c’est un fait avéré. Il fait partie des 57 pays du monde identifiés par l’OMS comme présentant une offre médicale insuffisante.

Avec seulement 7 médecins pour 10 000 habitants, quand l’OMS préconise un minimum de 23 médecins pour 10.000 habitants, notre pays est derrière ses voisins Algériens et Tunisiens qui disposent de 12 médecins pour 10.000 habitants (Chiffres OMS).

Dans ce cas, me direz-vous, pourquoi ne pas augmenter tout simplement le nombre d’étudiants en médecine ? Pourquoi nos universités ne forment-elles que 1900 médecins par an?

La réponse est évidente : parce qu’on ne forme pas un médecin dans un amphithéâtre!

C’est une réalité qui a pris toute son ampleur lorsque le Maroc s’était doté, en 2007, d’une stratégie de formation de 3300 médecins annuellement à l’horizon 2020, un objectif que nous sommes encore loin d’atteindre, malgré la création des facultés de médecine à Tanger et à Agadir, celle de Laayoune étant en construction et celle de Benslimane à l’étude. Car malheureusement, les bassins de stages qui devaient accueillir ces étudiants au-delà de leurs deux premières années de médecine, notamment les CHU, faisaient cruellement défaut. Fort heureusement cette contrainte sera bientôt dépassée sachant que 3 nouveaux CHU sont en cours de construction et qu’une stratégie nationale, émanant du Ministère de la santé, ambitionne de doter chaque région de son propre CHU.

Mesdames et Messieurs,

Notre pays, à l’image de tous les pays du monde, va être de plus en plus confronté à de nombreux défis technologiques car les sociétés de demain seront inéluctablement celles de la connaissance et de la technologie.

Ce qui est véritablement alarmant, c’est que dans un tel contexte, nous voyons nos étudiants se détourner de plus en plus des filières scientifiques qui n’accueillent plus actuellement que 12% des étudiants à l’université.

Comme vous le savez, les étudiants marocains sont depuis plusieurs décennies victimes d’une véritable fracture linguistique qui les pénalise très lourdement lorsqu’ils optent pour des études universitaires scientifiques.

La différence de langue véhiculaire entre le secondaire et le supérieur fait que 30% de nos bacheliers scientifiques qui tournent le dos à leur vocation scientifique, et vont s’inscrire dans des filières de sciences humaines en arabe, comme le droit.

Alors de quelle relève scientifique parle-t-on en matière de défis technologiques à relever par notre pays?

Voilà pourquoi, en attendant que la loi cadre de l’éducation nous permette de restaurer définitivement une cohérence linguistique dans l’enseignement des matières scientifiques depuis le primaire, nous ne pouvons faire autrement que de veiller à dispenser aux générations actuelles d’étudiants un renforcement linguistique en français bien sûr, mais aussi en anglais.

Je serais tenté de dire que le choix de l’anglais se justifie amplement par le fait que c’est la langue scientifique par excellence, puisque 95% des publications scientifiques dans le monde sont en anglais. C’est un processus dans lequel nous nous sommes résolument inscrits, mais qui prendra encore du temps, bien évidemment, à asseoir, puisque tributaire de la maîtrise de cette langue par les enseignants.

Mais en réalité, et vous conviendrez avec moi, finalement, la véritable langue de l’avenir, ce n’est ni le français ni l’anglais mais bien la langue de l’informatique, le Coding.

D’ici peu, nous vivrons dans un monde d’algorithmes, et ceux qui ne maîtriseront pas le langage informatique ne pourront plus jouer aucun rôle au sein des sociétés de demain, où l’intelligence artificielle régnera en maître absolu.

Je tiens à rendre hommage au passage à cette formidable initiative de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques intitulée.

«Les jeunes et la science au service du développement», qu’elle organise avec le concours de notre ministère et des AREF.

Celle-ci donne l’opportunité aux élèves marocains des différentes régions de découvrir l’univers scientifique à travers des Conférences, des visites, des ateliers et des films et des compétitions.

C’est là une action précieuse et louable pour notre jeunesse, qui gagnerait à être développée davantage et surtout pérennisée, puisqu’elle contribue sans aucun doute à redonner à nos jeunes le gout de la science et à forger leur orientation scientifique.

Mesdames et Messieurs,

Nous vivons actuellement une période de grande incertitude où le changement, sur tous les plans, connait une vitesse jamais atteinte dans l’histoire de l’humanité.

Nous ne savons pas ce que seront 80% des métiers d’ici 2050, nous ne savons pas ce que sera la place de l’homme quand les machines l’auront peu à peu remplacé. Nous sommes conscients que ce que nous enseignons aujourd’hui sera rapidement obsolète demain…

Quel visage aura l’école de demain? Et que devons-nous donc apprendre à nos enfants?

Notre nouveau challenge est désormais de pouvoir répondre à cette question. Et la voie de l’avenir s’incarne sans aucun doute dans les skills de l’avenir, que l’on peut résumer en une phrase :

«RÉUSSIR, C’EST DÉSORMAIS APPRENDRE A APPRENDRE,
 APPRENDRE A DÉSAPPRENDRE ET APPRENDRE A RÉAPPRENDRE».

Je vous remercie.

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