Scarfò Ghellab Grazia: Pour bien connaître l’univers des ingénieurs au Maroc
Extrait d’une communication faite par Scarfò Ghellab Grazia, (Sociologue, Professeure de sociologie à l’Ecole Hassania des Travaux Publics de Casablanca, Maroc et Directrice d’études invitée à la FMSH), dans le cadre d’une recherche sur Les ingénieurs et la société maghrébine. Recherche qui est cordonnée et financée par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis.
Depuis 1999, des chercheurs tunisiens, algériens et marocains (ou qui résident dans ces pays), appartenant à des disciplines diverses – historiens, économistes, sociologues -, travaillent ensemble dans le but d’éclaircir les caractéristiques de l’univers maghrébin de l’ingénieur.
A l’heure actuelle le travail en cours au Maroc concerne un échantillon de femmes ingénieurs. Il consiste à reconstruire leur histoire personnelle, scolaire et professionnelle, par le biais d’entretiens semi-directifs. D’autres entretiens ont été menés avec des ingénieurs hommes travaillant au Maroc âgés de trente à cinquante ans et un questionnaire a été passé à une promotion d’élèves ingénieurs (promotion de troisième année 2002) de l’une des écoles les plus prestigieuses au Maroc, l’Ecole Hassania des Travaux Publics de Casablanca – l’EHTP.
Ces enquêtes intérieures ont fournit des résultats intéressants qui ont permis d’enrichir nos hypothèses relatives à l’univers des ingénieurs maghrébins et de poser d’autres questionnements. Parmi ces résultats voyons-en quelques-uns :
Du point de vue du milieu social d’appartenance
Les ingénieurs interviewés ou étudiés (par questionnaire) paraissent nous conforter dans l’hypothèse que la plupart de ceux qui fréquentent les écoles d’ingénieurs locales sort des classes moyennes nouvelles et urbaines. En revanche, nous trouvons une plus forte concentration “ d’héritiers ” parmi ceux qui ont suivi la voie royale de la formation d’ingénieur : mission française au Maroc, école préparatoire et grande école en France.
Ce qui rassemble cette population hétérogène est une commune croyance dans le processus éducatif. Les familles plus ou moins dotées (de toute forme de capitaux ou d’une ou quelques formes de capital, que soit un capital social ou scolaire ou encore culturel ou économique) investissent dans les études qui sont perçues comme une garantie pour le futur de leurs enfants. On assiste, donc, comme il a été relevé pour la société française2, à un rapprochement des attitudes éducatives dans des milieux sociaux différents.
Le rôle des enseignants paraît aussi très important dans la construction de cette trajectoire d’excellence
Dès leur plus jeune âge les futurs ingénieurs sont orientés au sein de l’école vers les filières scientifiques. Même en présence d’une “ vocation ” plus littéraire ou non pas complètement “ mathématique ”, les enseignants dirigent “ les matheux ” vers le baccalauréat Sciences-Mathématiques, celui qui conduit tout droit aux classes préparatoires et puis dans une école d’ingénieurs : le type de parcours – “royal” ou pas – sera en revanche plutôt influencé par le milieu d’appartenance et par les politiques éducatives en vigueur dans le pays, comme par exemple l’existence de bourses d’étude pour l’étranger, etc.
La construction de la carrière professionnelle paraît fortement influencée par l’école fréquentée
Un diplôme d’ingénieur décroché dans une grande école française et de surcroît parisienne se vend sur le marché du travail différemment que celui obtenu dans une école locale, si prestigieuse soit-elle. Nous avons rencontré quelques exemples d’ingénieurs diplômés des plus grandes écoles françaises (Ecole Polytechnique, par exemple) issus de familles peu dotées et qui aujourd’hui appartiennent sans aucun doute à la classe dirigeante marocaine (économique, politique, intellectuelle… ).
Le lieu de formation semblerait alors influencer la trajectoire sociale de ces ingénieurs : les écoles françaises fonctionneraient comme des lieux de promotion sociale.
Une carrière dans le public semble continuer à représenter un but véritable
La raison la plus citée est le prestige que cela apporte aux yeux de nos interviewés : participer au développement du pays, souvent en gérer les sorts, selon le poste occupé « être nommés par le Roi », etc. représentent des attraits que le privé ne possède pas.
En revanche, au niveau des données recueilles par le questionnaire, les élèves ingénieurs expriment d’autres préférences, notamment pour l’entreprise privée et multinationale. Toutefois, lors des échanges eus avec les étudiants pendant l’année scolaire à ce sujet (étant enseignante à l’EHTP, les étudiants qui ont répondu aux questionnaires fréquentaient mon cours), il ressort de manière importante d’une part la peur du chômage, d’autre part la résignation – liée au mécontentement – face à ce qui pour eux est une réalité, c’est-à-dire, le fait que le secteur public n’embauche plus.
Ce sentiment de résignation et de mécontentement rend plus compliqué l’interprétation des réponses du questionnaire. Le choix du privé ne représente pas qu’un souhait véritable ; il est aussi, probablement, le résultat de la perte de la confiance dans le secteur public en tant qu’employeur futur.
Les ingénieurs possèdent des caractéristiques qui les distinguent des autres professions
Enfin, le dernier constat est relatif à l’idée que les ingénieurs possèdent des caractéristiques qui les distinguent des autres professions. L’ingénieur serait une personne qui travaillerait beaucoup, méthodiquement, et qui résoudrait les problèmes dans la mesure où il les aborde par une approche scientifique, cartésienne.
Cette approche scientifique dans la solution des problèmes le distinguerait nettement de “ l’ingénieur maison ”, mais aussi du simple licencié : “ Chez nous il y a beaucoup d’ingénieur qui se sont formé sur le tas : je sens que leur raisonnement n’est pas juste, qu’ils font des analyses en sautant des étapes. Ce qui leur fait défaut est le raisonnement ” ; “ Le diplôme est fondamental en terme de compétence, de savoir, de théorie. Sur le tas on comprend les vrais problèmes. Mais la formation de base est nécessaire pour comprendre tous les phénomènes. On peut former des ingénieurs pour des tâches spécifiques, mais la formation sur le tas ne remplace pas la formation de base ” ; “N’importe qui à un niveau moyen pourrait faire ce que je fais, mais la formation de base garantit une façon de raisonner, une approche ”.
A la base de cette perception, plutôt que l’école d’ingénieurs, on retrouverait le cursus de formation suivi et en particulier les classes préparatoires que l’intéressé a suivies.
Voilà les constats les plus intéressants qui animent sous forme d’hypothèses la suite de notre étude.
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