Administrateurs vs Ingénieurs au Maroc : Une rivalité qui freine ou stimule l’administration publique?
Dans les couloirs feutrés de l’administration publique marocaine, une rivalité persiste : celle opposant ingénieurs et administrateurs. Deux corps de métier essentiels, mais souvent en désaccord. Au cœur de cette compétition, des questions épineuses de statuts, de rémunérations et d’accès aux postes stratégiques. Pourtant, cette rivalité est-elle une simple querelle de territoire ou une opportunité de méritocratie dans un système en quête de performance ?
Origine des différends : une histoire de statuts et de rémunérations
Historiquement, les ingénieurs ont obtenu un statut avantageux grâce à leur formation technique spécialisée sanctionnée par le Titre « d’ingénieur d’Etat », leur rôle clé dans les grands projets nationaux et leur militantisme. Mis en application à compter du 01/01/1986 via le Décret 2.82.668 publié sur le BO n° 3771 et mis à jour en septembre 2011, ce statut leur garantit une rémunération supérieure, suscitant depuis des décennies des frustrations parmi les administrateurs.
Aux yeux des administrateurs, cette présumée supériorité n’est nullement justifiée : « à travail égal, salaire égal ».
C’est en 2010 que le gouvernement Abbas El FASSI a créé le corps des administrateurs. Une décision qui allait redessiner l’équilibre des forces dans la fonction publique. Comptant actuellement pour presque le triple de l’effectif des ingénieurs (26.250 contre 10.297 en 2024), ce corps regroupe tous les fonctionnaires titulaires d’une licence ou d’un diplôme BAC+5 (DESA, DESS ou MASTER) délivrés par les établissements de formation reconnus par l’Etat. Ils contestent régulièrement ce qu’ils perçoivent comme une inégalité salariale injustifiée : « À travail égal, salaire égal. »
Des statuts qui creusent le fossé
En examinant les statuts particuliers de ces deux corps interministériels, les différences sont plausibles et la complémentarité semble être un remède amère pour ces uns, comme pour les autres.
Au sens strict de la loi, le corps des Administrateurs détient un périmètre d’intervention plus large et plus stratégique que celui des ingénieurs. Leurs missions touchent à la conception, la coordination et la mise en œuvre des politiques publiques à un niveau transversal et multisectoriel. Quant aux ingénieurs, ils ne doivent intervenir que dans des projets techniques spécifiques et dans la recherche scientifique.
Axes d’intervention | Mission | Administrateurs | Ingénieurs |
Pilotage stratégique | Administration | x | o |
Expertise | x | o | |
Conseil | x | o | |
Politiques publiques | Conception | x | o |
Exécution | x | o | |
Évaluation | x | o | |
Programmes et des stratégies sectorielles | Préparation | x | o |
Projets techniques et du développement | Préparation | o | x |
Exécution | o | x | |
Travaux | Exécution | o | x |
Organisation | o | x | |
Veille | o | x | |
Suivi | o | x | |
Évaluation | o | x | |
Gestion | Animation | x | o |
Coordination | x | o | |
Développement | x | o | |
RH et finances | o | x | |
Formation | x | x | |
Encadrement | x | x | |
Recherche scientifique | Réalisation | o | x |
Développement | o | x |
Diversité des missions :
A chacun de ces deux corps une contribution spécifique dans l’appareil de l’État. Se fiant à leur statut, les administrateurs doivent se concentrer sur la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques, l’animation, l’encadrement et la coordination des services administratifs. Leur intervention, à la fois stratégique et transversale, devrait conférer une portée étendue à leur périmètre d’action.
En revanche, le statut des ingénieurs leur mandate d’intervenir dans des missions plus spécifiques. Centrées sur la réalisation de projets techniques et du développement, la gestion des ressources associées et la recherche scientifique. Du fait, ils sont cantonnés généralement aux domaines techniques et scientifiques.
Niveau de décision et influence :
Légalement, les administrateurs occupent une place privilégiée dans la prise de décisions stratégiques. Ils participant activement à l’élaboration des orientations politiques et administratives de l’État. Leur implication dans les politiques publiques et la coordination des services leur permet d’exercer une influence large et étendue.
À l’inverse, les ingénieurs, bien qu’essentiels pour la mise en œuvre des projets techniques, voient leur influence souvent restreinte aux aspects techniques, se concentrant davantage sur l’application des politiques plutôt que sur leur conception.
Encadrement et coordination :
L’encadrement assuré par les administrateurs dépasse les simples fonctions techniques. Il englobe la gestion des ressources humaines et la direction d’équipes pluridisciplinaires. Ceci renforce leur rôle de coordination dans divers services. Les ingénieurs, pour leur part, encadrent principalement des équipes techniques, avec un accent mis sur la gestion de projets spécifiques, la mise en œuvre technique et un périmètre d’action plus restreint en matière de coordination de larges équipes administratives.
Capacité d’intervention sectorielle :
La polyvalence des administrateurs leur permet d’intervenir dans de nombreux secteurs . Grâce à leur mission d’élaboration de programmes et de politiques publiques sectorielles, ils offrent une grande adaptabilité aux besoins de l’État. Les ingénieurs, quant à eux, voient leur champ d’action davantage limité à des secteurs techniques spécifiques tels que les infrastructures et le développement technologique.
Rémunération et avantages :
Le salaire des administrateurs et des ingénieurs au sein de la fonction publique se compose de 5 composantes:
- Un traitement de base et une indemnité de résidence identiques;
- Une indemnité de sujétion de 1.450,00 dhs chez les administrateurs et de 150,00 dhs de plus chez les ingénieurs.
- Une indemnité d’encadrement qui commence chez les administrateurs du 3ème grade par 883,00 dhs pour plafonner chez les administrateurs 1er grade à 7.850,00. La même indemnité commence à 1.790,00 dhs chez les ingénieurs d’application et plafonne à 14.357,00 dhs chez les ingénieurs en chef en grade principal (IEC.GP);
- Une indemnité administrative spéciale comprise entre 3.914,00 dhs et 7.096,00 dhs pour les administrateurs et une allocation de technicité oscillant entre 3.867,00 dhs et 11.188,00 dhs chez les ingénieurs.
Le grand gap entre les plafonds en faveur des ingénieurs est la conséquence de la création du grade d’ingénieur en chef principal (IECP) en 2011. C’est un acquis issus d’une longue série de protestations pilotées par le Syndicat et l’Union des ingénieurs marocains durant le gouvernement Abbas EL FASSI. L’instauration de l’équivalent de ce grade additionnel a été censée bénéficier à tous les autres fonctionnaires, chose que les centrales syndicales n’ont pas encore pu arracher des exécutifs qui l’ont suivi jusqu’à présent.
Vers une synergie gagnante
La rivalité entre ces deux corps met en lumière des enjeux structurels profonds. Bien que leurs rôles soient différents et complémentaires, ces tensions reflètent un besoin urgent d’équilibrer reconnaissance des compétences et équité salariale.
En transformant ce conflit en une collaboration constructive, l’administration publique pourrait capitaliser sur les forces de chacun d’eux pour répondre plus efficacement aux défis du développement national.
Cette approche, fondée sur le dialogue et une révision réfléchie des statuts, pourrait ouvrir la voie à une administration plus performante et harmonieuse, au service des citoyens.